©Jean-Baptiste Millot

Mantra

La composition de Mantra de Karlheinz Stockhausen inaugure la dernière période de son activité créatrice. Durant la première période, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, Stockhausen s’impose rapidement comme un compositeur doté d’une imagination et d’une énergie créatrices hors du commun. Ses premières œuvres sont écrites dans un sérialisme sévère et, parallèlement, donnent naissance à la musique électronique. De nombreux chef-d’œuvres naîtront pendant cette période. Son style va s’assouplir au cours des années 60 et 70, l’amenant jusqu’à la composition de musiques intuitives qui laissent une large place à l’improvisation. C’est alors qu’il renoue avec l’écriture stricte et entame, avec Mantra, ce qu’il appellera la « composition par formule », (Formelkomposition) caractéristique de sa dernière période créatrice qui culminera avec Licht, l’imposant cycle de 7 opéras.

Mantra est une grande fresque dans laquelle apparaissent les principaux traits caractéristiques de ce compositeur : rigueur de l’écriture, élaboration d’un système de composition génératif, conception de la grande forme, expérimentations électroniques et liens singuliers avec le divin et le cosmos. Stockhausen a toujours pensé que la musique était issue d’un principe unique qui se déployait dans un univers macroscopique. Dans la mystique  indienne, un « mantra » est une prière devant être répétée un grand nombre de fois ;  Stockhausen a choisi ce terme pour désigner une formule mélodique à deux voix qui sera répétée tout au long de l’œuvre. Mais contrairement aux répétitions à l’identique des formules sacrées de l’Inde, Stockhausen fera subir de nombreuses transformations à sa formule de base. Il n’y aura rien d’autre que ce « mantra », rien n’y sera ajouté ni retiré. La formule initiale comprend 13 sons (les 12 sons de la gamme chromatique plus la répétition du premier à la fin), chacun ayant, comme carte d’identité sonore, un mode de jeu particulier : note répétée, accent à la fin, normal, gruppetto, alternance, accord, accent au début, descente chromatique, staccato, répétition irrégulière, trille, sforzando-piano et arpège. Fidèle à sa volonté de relier microcsome et macrocosme, Stockhausen décide d’étendre sa forme sur 13 grandes sections, chacune reposant successivement sur un des modes de jeu constituant la formule initiale. Ainsi l’œuvre entière, s’étendant sur plus d’une heure, peut être perçue comme une immense extention de la formule elle-même. Dans le même esprit, la formule sera déplacée 13 fois sur chacune de ses propres notes et aggrandie 13 fois. À cela s’ajoute une transformation électronique des sons des 2 pianos venant les colorier suivant 13 niveaux de graduation à l’aide des modulateurs en anneaux. Certains sons seront non transformés et d’autres de plus en plus éloignés du son initial jusqu’à sonner comme de véritables cloches ou comme un gamelan indonnésien.

Il s’agit là, donc, d’un système strict et fermé sur lui-même où chaque élément a une place bien précise. Et c’est précisément ici que le génie intuitif de Stockhausen se développe. Ce qui apparaît comme une architecture faite uniquement de logique et de cohérence va se révéler d’une puissance expréssive étonnante. Sur ce canevas rigoureux, le compositeur laisse aller son imagination et se développer son intuition créatrice avec une très grande liberté. Pour n’en citer que deux exemples, la dernière section au cours de laquelle Stockhausen récapitule toutes les transformations du mantra au cours de l’œuvre se présente comme une toccata délirante qui tourne sur elle-même jusqu’au vertige et, comme dans un dernier souffle, la toute fin reprend la formule initiale, mais vidée de sa substance, les modes de jeux ayant été épuisés au cours de l’œuvre.

Lorsque j’assistai, au début des années 70, à la création française de l’œuvre par les frères Kontarsky et Stockhausen lui-même à l’électronique, je sentis immédiatement que je vivais un moment d’une rare intensité. Deux pensées m’ont été révélées ce jour-là, qui allaient fortement guider mon travail par la suite : le potentiel expressif de l’outil électronique et l’art de le coupler avec des instruments acoustiques. De plus, j’assistai, sans le savoir encore, aux prémisses de la musique électronique en temps réel qui allait prendre son essor une décennie plus tard.

Stockhausen n’était pas seulement un immense compositeur, c’était aussi un véritable visionnaire. Mantra en est un des témoignages.

Philippe Manoury

Strasbourg, le 16 février 2020